OBSERVATOIRE DES FRANCAIS EMIGRES
RAPPEL HISTORIQUE
Extrait de l'étude de Julien Gonzales,
Fondapol, novembre 2013
Dans l’histoire de France, deux vagues d’émigration peuvent trouver un écho aujourd’hui : celle ayant fait suite à la révocation de l’édit de Nantes au XVIIe siècle, et celle engendrée par la Révolution de 1789.
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La première émigration communautaire
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En 1598, le roi Henri IV établit l’édit de Nantes dans lequel il reconnaît officiellement la liberté de culte des protestants, mettant un terme aux guerres de religions ayant ensanglanté la France. Près d’un siècle plus tard, en 1685, afin d’unifier le royaume, Louis XIV signe l’édit de Fontainebleau, révoquant ainsi l’édit de Nantes : le protestantisme est alors interdit et ses adeptes sont persécutés. Entre 1685 et 1715, près de 200 000 huguenots fuient vers la Hollande, l’Angleterre, la Suisse, l’Allemagne ou encore les États-Unis et l’Afrique du Sud : c’est le Grand Refuge. Vauban dresse les maux directement liés à cet exode : fuite des capitaux, appauvrissement de pans entiers de l’économie nationale (commerce, exportation), mais aussi renforcement des armées ennemies. Antoine Court, protestant, ministre et historien français déclare, par la suite, que « l’Angleterre fourmille de Protestants François qui par leur industrie enrichissent la nation et font fleurir le commerce ». Beaucoup de familles huguenotes expatriées prospérèrent dans les affaires ou dans la finance, et comptèrent parmi leurs descendants, plusieurs intellectuels ou personnalités politiques de premier plan : les écrivains romantiques allemands Theodor Fontane et Friedrich de La Motte-Fouqué ou encore l’ancien Président américain Franklin Delano Roosevelt.
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L'exil des aristocrates
La deuxième vague d’émigration française eut lieu après les évènements révolutionnaires de 1789, jusqu’au début du siècle suivant. Les estimations font état de près de 150 000 émigrés à destination, pour l’essentiel, de pays limitrophes (Suisse, Allemagne, Italie, Espagne) et farouches adversaires de la nouvelle République française (Autriche, Angleterre). Il s’agit des membres de la cour de Louis XVI, puis du gros des troupes royalistes et de la noblesse. Pour nombre d’entre eux, il est question de lutter contre la Révolution française de l’extérieur : ils jouent alors le « parti de l’étranger », trahissant, de fait, leur patrie, combattant même à Valmy au sein des armées ennemies. Ces émigrés furent destitués de leur nationalité, condamnés à mort, et leurs biens confisqués. Il faut attendre 1802 et un décret d’amnistie du Premier consul Bonaparte, puis le retour de la Monarchie après la chute de l’Empereur pour que la situation se pérennise et que les exilés rentrent définitivement en France.
Ces faits historiques, s’ils peuvent à première vue paraître lointains, apportent un éclairage intéressant sur la situation actuelle. Risquons- nous à faire deux parallèles, toute proportion gardée. Le Grand Refuge peut éclairer sur les conséquences qu’induit la perte d’éléments productifs sur l’économie entrepreneuriale ; c’est le cas aujourd’hui avec le départ de nombreux entrepreneurs. L’émigration royaliste et nobiliaire de 1789, quant à elle, n’attire pas franchement la sympathie, à la lecture des livres d’histoire ; l’exil patrimonial que la France connaît aujourd’hui, guère plus. Pourtant, c’est bien la communauté nationale qui s’appauvrit et si l’on pose le débat en des termes objectifs, les arguments prennent un poids sérieux. Ces deux épisodes de notre histoire peuvent ainsi, peut-être plus qu’on ne le croît, revêtir un caractère contemporain. Mais beaucoup plus récemment, c’est un autre processus qui mérite d’attirer notre attention, parce qu’il pourrait bien constituer le point de départ de la situation présente : la fuite des cerveaux, qui semble croître sans discontinu, depuis les années 90.
Chercheurs, universitaires et scientifiques : une fuite des cerveaux depuis les années 90 ?
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L’expression « fuite des cerveaux » naît au début des années 60 au Royaume-Uni: les États-Unis sont alors accusés de piller les « matières grises » britanniques, et en particulier, les esprits scientifiques. Dans les années 80, le débat prend une autre tournure, avec la dénonciation de flux migratoires de travailleurs hautement qualifiés entre les pays du Sud et les pays du Nord, qui contribueraient au retard des nations en voie de développement. Pour les commodités de l’analyse, nous considérerons ici, uniquement le départ des chercheurs français, et non de tous les diplômés de l’enseignement supérieur.
Peut-on parler d’une fuite des cerveaux français ? À première vue, les chiffres disponibles ne laissent pas entrevoir de phénomène de masse, bien qu’il n’existe pas de comptabilité générale et officielle. Selon Benoît Jubin et Pascal Lignères, la France compterait environ 3 % de chercheurs expatriés. Et d’après les travaux de Joanna Kohler pour l’Institut Montaigne, seul 1,5 % des chercheurs français travailleraient aux États-Unis. Pas de quoi tirer la sonnette d’alarme, donc. Mais si la quantité semble peu préoccupante, une analyse plus précise du phénomène montre une autre réalité: ce sont les meilleurs qui s’en vont. Les scientifiques, en premier lieu, ne représentaient que 8% des expatriés à destination des États-Unis dans les années 80, contre 27% entre 1990 et 2006. En économie, ce sont 40% des meilleurs chercheurs français (c’est-à-dire parmi les 1000 meilleurs mondiaux) qui officient aux États- Unis. Deux des trois derniers lauréats de la médaille John Bates Clark sont Français ; il s’agit d’Emmanuel Saez et Esther Duflo: l’un enseigne à Berkeley, l’autre au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Dans un rapport publié pour l’Institut de l’entreprise en septembre 2011, l’économiste Pierre André Chiappori, professeur à Colombia, précise: « dans un ouvrage récent, Philippe Even remarque que les dix meilleurs biologistes français expatriés – essentiellement aux États-Unis – publient, au plus haut niveau, autant que les sept cent cinquante chercheurs de l’Institut Pasteur, le meilleur centre national français ». Si ce phénomène s’est amplifié depuis les années 90, il n’est pas récent : sur les cinq prix Nobel attribués à la France depuis la Seconde Guerre mondiale dans le domaine des sciences dures, seuls deux étaient en poste dans l’Hexagone.